Par auteur > Marsaud Gaël

Donner à voir des quartiers populaires en cinéma documentaire. Entre assignation, subversion et mise à distance de la catégorie « banlieue »
Gaël Marsaud  1, *@  
1 : Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris  (CRESPPA)  -  Site web
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* : Auteur correspondant

Entre 2000 et 2010 une vingtaine de films documentaires seront réalisés totalement ou pour partie dans le quartier du Centre-ville Basilique à Saint-Denis. Ces réalisations sont diverses quant aux profils des réalisateurs, aux canaux de diffusion empruntés, aux budgets alloués, aux thèmes et enjeux abordés comme le travail, les mouvements protestataires, les pratiques culturelles, l'immigration, les classes populaires ou les violences policières. Ma proposition de communication s'inscrit très directement dans la question initialement posée par le RT47 à savoir que dit l'image(son) sur les catégorisations et les classements sociaux ? Je souhaite démontrer qu'il existe en documentaire différentes options de mise en scène de la « banlieue » et des autres catégories associées à cette dernière (« les jeunes », « le rap », « l'immigration » et « les quartiers et cités »). Plus important, je montrerai que ces options plus ou moins valides professionnellement permettent aux réalisateurs de construire à la fois des représentants de la « banlieue » et en même temps de politiser leur propre démarche filmique. Ma proposition est tirée de mon travail de thèse sur la politisation de films documentaires et se base sur un corpus de 19 films tournés au début des années 2000 dans le quartier du Centre-ville Basilique à Saint-Denis. Elle s'inscrit plus précisément dans un second axe proposé autour de la mise en images, des déplacements catégoriels plus ou moins réfléchis et néanmoins possibles. Elle intéresse donc des enjeux de sociologie filmique notamment ceux sur les mises en images des personnes et lieux filmés.

Nous examinerons dans un premier temps différentes options qui s'offrent aux équipes de réalisation. Il peut s'agir d'assigner une personne à la « banlieue », Saint-Denis ou la Seine-Saint-Denis. À côté de cette opération qui consiste à reconduire la catégorisation, nous observerons les subversions de la catégorie « banlieue », autant de tentatives de brouillage visant par exemple à privilégier des « personnages » ayant des propriétés sociales perçues comme diverses (trajectoires familiales, scolaires, professionnelles, des traits physiques distinctifs ou autres) et qui permettent tout à la fois de les associer à la « banlieue » sans pour autant les « enfermer » dans cette seule catégorie. À ce titre, nous verrons aussi comment les films mettent en avant des parcours de vie perçus comme exemplaires et reconduisent ainsi des assignations tout en voulant les dépasser. Autre option, d'autres réalisations restent plus elliptiques dans les choix de mise en scène et l'assignation aux catégories et aux enjeux médiatiques demeure volontairement plus incertaine. Ces films contiennent en dehors de leur titre relativement peu d'éléments sur l'identité des personnes exposées. Les plans et les raccords sont évidemment des constructions relatives à des mises en scène, mais où rien ne vient identifier les protagonistes.

Dans un second moment nous resituerons ces options de réalisation depuis une analyse positionnelle, comme autant de choix valides pour des réalisateurs associés au cinéma et au journalisme, voire à l'art contemporain au sein de l'espace documentaire. Nous démontrerons comment les réalisateurs stylisent des catégories de personnes filmées. Ainsi, assigner les protagonistes des films documentaires ne renvoie pas seulement aux stratégies d'étiquetage (labelling theory), il s'agit aussi de mises en scène correspondant à des codes admis professionnellement par lesquels des catégories et des enjeux sont transposés. Nous verrons donc comment assigner un « personnage » à un lieu ou à une condition est une option présente et valide dans une partie des films. D'un côté, ces mises en scène façonnent l'image des personnes amenées à représenter Saint-Denis, Seine-Saint Denis ou la « banlieue », qu'il s'agisse des « jeunes », « des migrants », des « ouvriers », des artistes associés au hip hop, des militants ou autres. De l'autre, elles permettent aux réalisateurs sous des formes variées de prendre position face à des enjeux publics comme la « mauvaise image des quartiers », les « émeutes », le « mal logement », le racisme et d'opérer dans certains cas des réhabilitations symboliques et le plus souvent d'aller en faveur des plus dominés.

Dans un troisième temps, je souhaite donc montrer que les variations observées dans les mises en scène documentaires recouvrent en réalité des conceptions politiques sur le cinéma documentaire. Montrer, dire, catégoriser, ou au contraire rendre incertain sont autant d'options qui renvoient à des manières de politiser un film. Ces choix de réalisation reposent sur des conventions qui participent à classer les films. En effet, nous reviendrons sur les classements et hiérarchisations que les réalisateurs du corpus opèrent lors des entretiens ou de la promotion du documentaire à propos d'autres films et en fonction du type de mise en scène retenue. Autant de modèles et contre-modèles qui renvoient aux différentes catégories de films (« artistique », « de cinéma », « de journaliste », « de création », « engagé »...) et donc aux hiérarchies au sein de l'espace social de la réalisation documentaire à l'époque actuelle.

Références bibliographiques

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  • DESROSIÈRES A. et L. THÉVENOT , Les catégories socioprofessionnelles, 5e éd., Paris, La Découverte, coll « Repères », 2000.
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  • SAUGUET É., « La diffusion des films documentaires », Terrains & Travaux, n° 13, 2007, p. 31 50.
  • SEDEL J., Les médias & la banlieue, Paris, Le Bord de l'eau, 2013 (Nouv. éd.).

Filmographie

  • BENGUIGUI Yamina, « 9-3, mémoire d'un territoire », produit par Élemiah et Canal +, France, 88 minutes, 2008.
  • BENZEMRANE Lynda, « Vivre et Victoire », produit par Riv'Nord, France, 85 minutes, 2004.
  • DAVISSE Françoise, « Des gens comme nous », produit par Point du jour et France 3, France, 47 minutes, 2004.
  • DELAGE Jean-Michel, « Échos de résonances », produit par l'association De Visu, France, 50 minutes, 2004.
  • DELAGE Jean-Michel, « Le noir me met à l'abri », produit par Altermédia, France, 21 minutes, 2000.
  • DEMEUDE Hugues, « 93, l'effervescence », produit par C'est à voir et France Ô, France, 52 minutes, 2008.
  • DÉTRÉ Jean-François, « Un Tram dans la ville », produit par France 3 Paris Île-de-France, Centre et SERTIS, France, 26 minutes, 2002.
  • DUFRICHE Delphine, « Allers-retours (et détours) », France, 52 minutes, 2005.
  • DUFRICHE Delphine, « En route », produit par Les pieds au mur, Telessonne et 2M, France, 50 minutes, 2005.
  • (Collectif) CENTRE MÉDIA LOCAL, « Hôtel Montagnard », Collection " Les chroniques du temps présent ", produit par Rapsode production et Riv'Nord, France, 32 minutes, 2008.
  • (Collectif) CENTRE MÉDIA LOCAL, « Squat Charles-Michels, une pratique d'autogestion », Collection " Les chroniques du temps présent ", produit par Rapsode production et Riv'Nord, France, 48 minutes, 2008.
  • GIBSON Philippe, « Saint-Denis vu par Pierre Riboulet », collection Promenades d'architecte, produit par le SCÉRÉN-CNDP et France 5, France, 26 minutes, 2003.
  • IDO Jacky, « Saint-Denis, paroles de Dionysiens », produit par Morgane production et France Ô, France, 45 minutes, 2009.
  • JOURNET-TEXIER Valérie et COREN Sylvie, « Affichage sauvage (et légal) », collection Les Chroniques du temps présent, produit par Rapsode production et Riv'Nord, France, 9 minutes, 2009.
  • KETTANI Souad, « Musiques », produit par Senso films, Téléssonne, Koala prod et Dreamtime Productions, France, 52 minutes, 2009.
  • PROSAÏC Anaïs (réalisation), ABDI Nidam (auteur), « Enrico l'andalou », produit par ARTE, Cie Panoptique et Tréma production, France 52 minutes, 2000.

 



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